Même le marché fructueux de l’Iskra ne lui permet pas d’oublier. Les années se sont écoulées comme autant de gouttes d’eau, sans qu’il les voie. Il est resté le même, Seth, exactement le même durant tout ce temps. Silencieux, renfermé, consciencieux et cruel, daignant accorder son temps à un autre marché que celui du crime, depuis que les derniers vestiges des meurtriers de sa famille se sont retrouvés derrière les barreaux. Il ne perd pas de vue son objectif, et ça il le jure devant les prunelles vieillissantes d’Hestia. Elle le fixe comme si elle voyait un fantôme, puis un doux sourire se dessine sur son visage ridé. Sa main tremblante caresse lentement sa joue.
Comme tu es beau mon fils, et comme tu es fort. Il dominera le monde un jour, elle le sait ; malgré tous les obstacles qui se mettront sur sa route, Seth saura toujours rebondir. Il grimace, le chasseur de mangemort, le chimiste, il grimace à cause de la douleur qu’engendre cette communication pourtant si importante à ses yeux. Hestia ne lui laisse pas le choix, elle n’ouvrira plus jamais la bouche. Elle a fait ce serment des décennies auparavant et désormais, le tumulte de ses pensées n’est audible que pour celui qui a le pouvoir de les écouter. Elle le manipule, le modèle comme une poupée docile. Elle lui murmure des félicitations qui flattent son orgueil et creusent un peu plus profondément le puits de sa culpabilité. Parce que malgré ça, il est incapable d’oublier.
Ses grands yeux sombres et sa fuite, sa supplique.
Il y a trop de choses que tu mérites, et que je ne pourrais jamais t’offrir. Car derrière le regard déterminé de sa mère, le feu de la vengeance brûle encore quand elle lui murmure dans son esprit comme il est le fier défenseur de sa famille. Un double-jeu qui le déchire, qui le détruit. Il est avec Hestia, mais il ne pense qu’à elle, dissimulant ces pensées derrière un épais mur d’acier. Il ferme les yeux sous la caresse maternelle glissant dans ses cheveux noirs, celle de ses mots résonnant dans chaque petite parcelle de son âme.
Je suis si fière de toi. L’épée vengeresse de notre sang. Elle croit en lui, sa chère mère qui n’a jamais eu de cesse que de l’aimer depuis sa naissance. En silence, Seth laisse sa main, posée sur le bras du fauteuil, se diriger doucement vers une autre, plus frêle, plus froide. Hestia avait toujours eu le coeur en hiver. Celui de Seth, grâce à Amatis, se dirigeait lentement vers l’été.
***
Il fait tourner l’alcool dans son verre, pensif. Les années qui se sont écoulées ont eu exactement la même saveur, un goût amer de cendre sombre. Déchiré entre un devoir et un autre, entre l’envie de s’enfuir et celle de se jeter à ses pieds. Il fronce les sourcils, assis au fond du bar comme une misérable âme en peine. C’est toujours ce qu’il a été au final, n’est-ce pas ? A peine une ombre, cachée sous le manteau de sa haine, ce qui a toujours fait battre l’organe atrophié dans sa poitrine. Parfois, il le serre entre ses mains, y cherche une échappatoire ; et puis ça s’enfuit, comme ça, comme de la poussière, comme les restes de son avenir qu’il a consacré à une cause à laquelle il n’est plus capable de croire. Quand elle arrive, il ne relève pas immédiatement la tête. Il n’a pas besoin de la voir pour savoir que c’est elle, quand sa cape nocturne projette un parfum envoûtant jusqu’à ses poumons, qu’il inspire sans même le vouloir. C’est comme un automatisme, à chaque fois que sa présence féline s’impose à elle. Il sait qu’elle est là avant même de la regarder. Ce jeu auquel elle joue, il n’y participe plus. Il la laisse poser ses marques invisibles sur sa peau, s’amuser du manque brûlant qui lui enflamme la poitrine, de ces mots qu’il n’a jamais été capable de lui dire. Il l’attire quand elle s’en va, incapable de faire autrement, puis il la laisse revenir, quand elle sent qu’il s’enfuit un peu trop loin. Cette fois, lequel des deux chassera l’autre ? Quand leurs regards se croisent, il sait que ce sera elle.
Elle s’installe près de lui et il reste silencieux, posant lentement son verre sur la vieille table de bois. Il attend, Seth, comme il attend chaque sentence lorsqu’elle ouvre la bouche. Chaque parole d’Amatis est grinçante et suinte l’amertume, la supplique aussi. Un non-sens qu’il n’a plus envie de déchiffrer. Hestia a encore été suffisamment convaincante. «
Ça fait longtemps. Je présume que je te manquais. » Il ne répond rien qu’un
évidemment silencieux, qu’il réfrène. Elle sait déjà tout ça, elle sait et elle s’en amuse, de ce besoin frénétique de la retrouver. Il ne veut pas lui donner cette satisfaction.
L’épée vengeresse de notre sang. Si seulement il avait pu tout lui dire.
Mais il a toujours préféré le silence, Seth, c’est sa meilleure arme. Lire dans l’esprit des autres lui a suffisamment appris pour savoir ce qu’il faut garder pour soi. Enfermer quelque part, et jeter la clé. Même si ça le détruit, à chaque fois qu’il la retrouve, de ne pas être capable de faire ce choix. Alors il la regarde, simplement, il la dévore des yeux comme à chaque fois, et il la trouve belle.
Elle fait signe à un serveur et il serre les dents, nerveux par sa simple présence.
Pourquoi reviens-tu, si tu me hais ? «
Ce très cher gentleman va m'offrir un verre, amenez-moi un whisky pur feu. Merci. » Il hausse un sourcil, mais laisse un sourire amusé s’étirer sur ses lèvres fines. C’est ça qu’il aime chez elle, cette pointe d’insolence, cette lame acérée d’irrévérence qu’elle brandit aux yeux du monde. Il l’aime, elle et son air assuré, ces secrets qui brillent sans ses prunelles sombres. Il l’aime, et il l’aimera toujours. ça l’amuse beaucoup, la Lestrange. Dans cette torture, elle trouve enfin le goût agréable de la vengeance. Elle se rapproche et il ne bouge pas, fixe, incapable d’esquisser un geste pour la repousser. Elle bat de ses longs cils, la garce, et il n’a qu’une envie : la posséder encore. Mais elle recule, c’est infime, assez pour qu’il le sente, pour qu’il n’esquisse pas le moindre geste. Sorcière.
«
Alors… Où est-ce que tu étais passé? Pas loin de trois semaines de tranquillité, je commençais presque à m'ennuyer.» «
Oh, vraiment ? A croire que je commence à avoir de l’importance, dans ta vie. » grince-t-il, amer, avant de reprendre une gorgée de son verre. L’alcool lui brûle l’oesophage mais il s’en moque, ça lui rends un peu de conscience, contre toute attente. Il repose le verre, prend appui contre le dossier de sa chaise. Ses yeux givrés la fixent, la distillent, lentement. L’a-t-elle vraiment attendu ? Cette question le hante, soudain, alors qu’il s’efforce de prendre un air détaché. Sauver les apparences, encore et toujours. «
J’étais à Londres. » lâche-t-il, détournant le regard. Ce n’est pas la vérité, mais ce n’est pas un mensonge non plus. Jamais le nom de sa mère n’a été évoqué entre eux, Amatis sait-il seulement qu’elle en a une ? Que sait-elle exactement de son histoire ? Jamais il ne s’est posé la question. Et si elle savait ? Si elle savait, et que malgré cela, elle continuait à le torturer ?
Cette pensée s’impose à lui alors qu’il serre les dents, nerveux. Qu’est-ce que ça peut bien lui faire de toute façon ? Qu’est-ce qu’elle peut en avoir à foutre, de l’endroit où il s’est rendu pour se cacher d’elle ? «
Des affaires. Pas très important. Ni digne de ton intérêt, j’en ai bien peur. » Il la fixe, un demi-sourire aux lèvres. Sa main se saisit de nouveau de son verre, nonchalant. Il prend une gorgée, longue, puis tire un paquet de cigarettes de sa poche. «
Très touché que tu prennes des nouvelles. Est-ce que tu serais tombée malade ? » Tirant une bouffée du bâtonnet de tabac, il baisse les yeux, une petite seconde. Puis la punaise de nouveau. «
Et toi ? Tu as une raison de venir ici autre que me dire bonjour ? »