Il a toutes les peines du monde à ne pas s'effondrer lorsqu'il traverse le manoir, escorté par la même armoire à glaces que celle qui l'a mené jusqu'au bureau d'Evgeni Velikov. S'il s'efforce de rester impassible, il n'en est pas moins sur le point de fondre en larmes. Ca l'énerverait comme peu de choses s'il se rendait vraiment compte d'à quel point l'intimidation du chef de la mafia porte ses fruits, mais il est trop bouleversé, trop effrayé aussi pour être capable de se mettre en colère. Il a l'impression plus vraie que nature de se trouver au bord d'une falaise alors qu'il était déjà convaincu d'avoir trouvé le fond lorsque son monde entier s'est effondré. Est-ce que ça va s'arrêter, un jour ? Faut-il qu'il perde aussi sa petite fille pour qu'on le laisse enfin en paix ? Il ne laissera pas ça arriver, il n'y a rien à ses yeux qui soit plus précieux qu'Emilia. Il parlera à Leksa. Encore. Et ça ne servira à rien. Encore.
Son soupir s'échappe et il presse furtivement ses mains l'une contre l'autre comme si ça allait l'empêcher de trembler. Ses pensées s'envolent vers Krista, qu'il a soudainement envie de retrouver. Plonger dans une abyme plus noire encore que la sienne, y trouver un peu de lumière, insuffler un peu d'espoir. Fouiller dans tous les sens pour régler un problème auquel il existe des solutions ; pas comme dans sa vie à lui.
Il se retrouve dehors, dans le parc qui sépare le manoir du reste de la ville. Besoin urgent de respirer un peu avant de retrouver sa maison où il retrouvera trop vite le sentiment d'étouffer. Il est trop tendu, trop perturbé pour retrouver Emilia tout de suite ; ce n'est pas d'un homme faible et effrayé dont elle a besoin, mais d'un père solide capable de prendre soin d'elle et de la protéger. Il a naïvement cru qu'il y arriverait, même sans Leksa. Il semblerait qu'il se soit surestimé.
Lorsqu'il entend son prénom résonner, il sursaute violemment et redresse son grand corps qu'il avait ramassé sans même s'en rendre compte. Ses yeux bleus fouillent l'espace autour de lui, tombent finalement sur la silhouette élancée de Cevko Velikov. Et il se fige, encore un peu plus. En considérant rapidement tout ce qui gravite autour de cet homme, combien de drames supposés ou à venir sont reliés à sa petite personne -contre laquelle il n'a personnellement jamais rien eu-, son cerveau trace tout seul des liens qui tendent tous dans une unique direction : loin d'ici. Fuir, ça ne l'a jamais dérangé, après tout. Il a l'habitude, le grand fort et courageux Stefan Wrzesinski. Le Velikov s’approche, tandis qu’il reste planté là, aussi raide qu’une statue. « Cevko. » Le salue-t-il quand même, tandis qu'il empêche ses pieds de partir devant lui loin de ce manoir et de cette famille de malheur. « Ton père m'a invité. » Comme si le fils ne savait pas pertinemment que son père distribuait plus les convocations que les invitations. Ca fait bien longtemps que plus personne ne croit à cette mascarade ; lui en tout cas n'est pas assez idiot pour s'arrêter aux mots mielleux du Velikov en chef. Comme s'il n'avait pas menacé d'égorger sa fille de six ans avec le plus poli des sourires accroché au visage. « Mais j'allais m'en aller ; apparemment il en a fini avec moi. Pour l'instant. » C'est dur, amer, ça écorche tout dans sa gorge quand il s'efforce de faire sortir le poison. Et tout ça c'est la faute d'Echo, au fond. S'il n'avait pas été là, sa famille ne se serait pas brisée et sa fille ne serait pas en danger, aujourd'hui. C'est trop facile et c'est injuste mais c'est comme ça. Plus loin de lui il sera et mieux tout son monde se portera. « Bonne soirée. » Envie de pleurer, envie de vomir, envie d'en finir enfin avec tout ce cirque.
