Son souffle est court quand elle pousse la porte, entrant presque malgré elle dans la lumière diffuse à l’entrée du squat. Très vite, elle rejoint un coin de mur, plus à l’ombre. Se faire oublier, disparaître. Ca fait longtemps qu’elle ne fréquente plus ce genre d’endroits, elle a du mal à se rappeler comment c’est possible qu’elle y ait vécu si longtemps. L’endroit où elle a habité n’est qu’à quelques rues, dans ce même quartier mal famé. Sale endroit, sale période. Elle ne serait pas revenue sans une bonne raison.
Te retrouver n’a pas été facile. Tous ses efforts pour contacter Adonis depuis l’évasion massive de Nurmengard se sont soldés par des échecs et les picotements de la trace cendrée sur son bras l’ont convaincue de renoncer avant que ça se termine mal - comme quoi, malgré leurs dernières rencontres, ce serment inviolable continue de s’assurer qu’elle ne se mettra plus dans ses pattes. En tout cas, l’empêcher de te retrouver, toi, ne semble pas faire partie de son plan, quel qu’il soit.
Ses anciens contacts lui ont finalement permis de retrouver ta trace, jusqu’ici. Ses pupilles dilatées par la pénombre scrutent les recoins du squat. Qui viens-tu fuir, ici ? La police, les Dragonstone ? Ces derniers sont déjà sur ses traces, la ville n’est pas sure. Encore moins depuis que Nova l’a fait repérer par leurs agents. Il n’y avait aucun endroit plus sûr que celui-là où te cacher ? Chez Adonis, impossible ; il est probablement déjà trop suspecté d’être lié à ton évasion - à tort ou à raison, elle n’en sait rien. Ca n’importe pas.
Les silhouettes chétives recroquevillées sur elles-mêmes sont légion ; la misère, crasse, la prend un peu à la gorge. T’imaginer au milieu de ces dépouilles vivantes la rend plus fébrile encore que l’idée de te retrouver enfin. Je suis tellement désolée. Tu ne serais jamais arrivée ici, si elle n’avait pas été là ; si elle n’avait pas mis, malgré elle ou pas, ce coup de ciseau dans le fil de ta vie. Trop maladroit pour le sectionner, assez violent pour l’endommager, pourtant. Mutilation sauvage d’une enfant trop déterminée à saisir sa chance pour se soucier du prix à payer. Si seulement elle avait su, à l’époque. Si elle avait essayé de comprendre, de voir plus loin, un tout petit peu plus loin que les oeillères qu’elle s’était mises, trop attachée à sa couronne, à son règne à venir sur son empire de fumée. Trop fière, trop naïve. Idiote petite princesse, inconsciente ; pire, indifférente. Vous méritiez tellement mieux que ça. Une deuxième chance. Un scénario dans lequel elle vous aurait précipité un peu moins bas, un peu moins fort. Où ça vous aurait fait un peu moins mal.
Ses regrets ne changeront rien, ça fait longtemps qu’il est trop tard. Elle n’est pas là pour s’excuser, pas plus que les dernières fois. May we meet again, vous aviez dit. C’est arrivé, une fois. En prison. Ça lui a fait mal à en crever, ce sentiment atroce de t’avoir condamnée quand même. Elle a voulu te faire sortir, t’aider à son tour. C’etzit Pas juste qu’après tout ce que tu as fait pour elle, ce soit toi qui pourrisses en cage. Difficile de perdre les vieilles habitudes ; laquelle devrait être à la place de l’autre. Toujours le même tragique débat.
Tu n’as pas voulu de son aide. Rien ne lui indique que tu en voudras davantage aujourd’hui, mais elle n’en s’en ira pas sans te la proposer. Sans te tendre une main qui pourrait, à son tour, faire la différence.
Son coeur s’arrête momentanément lorsqu’elle te reconnaît. C’est irréel, presque. Poser les yeux sur toi après si longtemps, elle avait quasiment arrêté d’y croire. Fondue dans le décor, à l’abri de la lumière ; si elle ne t’avait pas cherchée, elle aurait sûrement pu te manquer. Passer à côté en détournant la tête, elle a toujours très bien su faire. Mais pas aujourd’hui. Vivement, elle se redresse pour te rejoindre. Son mouvement attire l’attention des quelques personnes assez conscientes pour la remarquer ; alors elle ralentit, s’applique à disparaître encore. Ne pas avoir l’air trop sobre, trop saine pour cet endroit. Dans un bruissement, elle se laisse choir près de toi, contre le mur crasseux. C’est à peine si tu l’as remarquée ; elle, elle est trop fébrile pour parler. Sa main tremblante trouve la tienne dans le noir, et elle n’entend plus rien que son souffle trop court, là où le tien, faible, fend à peine le silence. « C’est moi. » Elle chuchote enfin, d’un souffle rauque, fouillant ton visage à la recherche de ton regard clair, à peine brillant dans les ténèbres étouffantes de la pièce. « Est-ce que… est-ce que tu veux bien venir avec moi ? » Sa gorge est comme prise dans un étau ; le monde entier lui semble soudain plus menaçant que jamais. Il faut vous mettre en sécurité, vite. « Tu peux marcher ? » Est-ce que tu accepteras de me suivre, Asphalt ? Après tout ça, après tout ce que tu as fait pour moi et tout ce que ça t’a coûté ? Si tu savais seulement comme je suis désolée.
