Un rêve. Ce n’est qu’un rêve. Le même depuis cinq ans.
Le corps de Gabriel Whelan se tourne, dans l’atmosphère froide et humide d’une chambre, dans les combles d’un immeuble de Sofia. Sous un drap trempé de sueur, l’homme passe lentement une main sur son front, tremblant. Ses yeux sombres s’ouvrent, écarquillés, encore incapables de distinguer le haut du bas, le rêve de la réalité. Ses prunelles se posent alentours, dans sa chambre misérable. Les murs beiges, sales, l’odeur écoeurante de tabac froid. Les rideaux déchirés, et le froid, ce froid qui glace ses os frêles. Il ne peut même pas se plaindre. Il ne s’en est jamais octroyé le droit. Halo laisse retomber son visage sur l’oreiller, ramène le drap jusqu’à son nez. Sa main, fébrile, semble chercher quelque chose près de lui mais ne lui ramène que du vide, comme à chaque fois. Sa paume se pose sur la surface glacée du matelas, ne rencontre que le silence, le froid. Tout ce qu’il a abandonné a la même texture que l’air autour de lui, des fantômes que seuls ses songes lui permettent encore de voir. Incapable de subir ce spectacle plus longtemps, celui qui se faisait autrefois si fièrement appeler “Halo” ferme les les yeux, et se réfugie dans l’antre ombreuse de son lit. Ses larmes silencieuses tachent le drap gris dans lequel il s’enroule un peu plus fort.

Cette nuit, il a encore rêvé d’elle.

***

La douleur lui cingle l’épaule, remonte jusqu’à son cou. Le râle qui s’échappe de sa bouche n’a rien d’humain, ce n’est pas lui qu’on transporte à toute vitesse, qu’on bringuebale un peu partout, dans les couloirs, les escaliers, dehors. A son nez, l’odeur métallique du sang, le sien, son corps devenu mou, détruit par la douleur qui lui fait serrer les dents à s'en faire mal à la mâchoire, là où se trouvent les seuls muscles dont il peut encore se servir. Il ne sait pas s’il va vivre ou mourir, cela ne fait que peu de différence à ses yeux. Dans les deux cas, il va la perdre, elle, et c’est tout ce qu’il arrive à penser au milieu de ce tourbillon de souffrance. Il l’entend, il en est sûr, il l’entend, murmurer que tout va bien se passer, qu’il va s’en sortir, qu’elle ne le laissera pas mourir. Son timbre suppliant est comme une mélodie funéraire à ses oreilles, le glas de ce qu’il aurait voulu voir durer à jamais. Il ne sait pas s’il va mourir, mais ce serait sans doute mieux. A vrai dire, c’est tout ce qu’il demande. Ne pas être obligé de regarder sa vie se détruire. C’est lâche, mais il s’en fout, il sera lâche dans les deux cas et il le sait. Il imagine les yeux sombres de sa femme, rongés par l’incompréhension. Le chagrin, la douleur. Mais au fond, il sait que c’est mieux comme ça, qu’elle l’a condamné lorsque ses crocs de traîtresse se sont enfoncés dans sa chair pour y répandre le poison. Il aurait préféré qu’elle le tue. Il aurait tellement préféré qu’elle le tue.

Son regard trouble rencontre un plafond de bois, ses oreilles perçoivent le claquement d’une toile de tente en plein vent. Il est retourné sur l’île, mais il ne sait absolument pas ce qu’il fait ici. L’écho des voix lui parvient mais il ne comprend rien, qu’est-ce qui va m’arriver ? Il entend à peine la voix angoissée de son épouse, sa rage de se retrouver là et de rester impuissante. Elle lui aurait remis le coeur à sa place à pleines mains, Lilith, si elle avait pu. Elle aurait aspiré son mal pour le porter à sa place. Elle se serait donnée, corps et âme il le savait, pour conjurer le triste sort qu’on lui avait octroyé. Le coeur battant, Halo la cherche du regard, mais il ne trouve rien, des silhouettes, floues, des voix aux accents dénués de sens. Ses membres sont lourds, la douleur lui donne la nausée. Il sait qu’il ne tiendra pas bien longtemps, alors il supplie une dernière fois qui voudra bien l’entendre de l’achever, là, maintenant, aux portes de l’inconscience. Sa pensée va vers elle, une dernière fois, la femme qu’il vient de retrouver et qu’il va perdre de nouveau. Ils n’auraient jamais dû accepter cette mission. Ils auraient dû prendre leur retraite, tout arrêter, partir, s’installer quelque part et ne plus jamais revenir, faire le tour du monde une seconde fois. Ne plus jamais se quitter.

Il ferme les yeux. Trop tard.


Il y a un parfum entêtant, dans la pièce. ça sent l’encens, l’herbe, la cendre. Les odeur se précipitent dans son nez, emplissent ses poumons, se mélangent. Au milieu d’elles, un parfum, familier. Est-il mort ? Lorsqu’il ouvre les yeux, le halo de la lumière du jour brutalise ses rétines. Est-il mort ? Le contact d’une main fraîche se pose sur sa joue. La fragrance particulière de Lilith apaise momentanément les battements affolés de son coeur. Non, il n’est pas mort. La douleur de son épaule lui arrache immédiatement une grimace, quand il tente de bouger ses membres gourds. Il se sent faible, terriblement faible. Il n’a pas la moindre idée de ce qui lui arrive. Il est en vie, ça il en est sûr, et la déception lui donne un goût amer dans la bouche. Quand enfin sa vue s’habitue à la réalité, il distingue d’abord Amatis Lestrange, lui jetant un bref regard avant de quitter les lieux. Puis elle. Assise près de lui, une main posée sur sa joue. Ses yeux encore hagards fondent soudainement de chagrin. « Lilith… » Il est désolé, tellement désolé. Il s’est comporté comme un idiot, il l’a bravée, cette fille, il l’a laissée faire. Elle ne lui a pas laissé la moindre échappatoire, il l’a suivie, comme un idiot, comme un débutant. Leur mission va échouer, à cause de cette erreur. Sa vie va basculer. Il ne leur restera plus rien. « Je… pardonne-moi. J’ai… » J’ai suivi cette fille sans réfléchir, et je nous ai condamnés à ne plus jamais nous croiser. Il contemple son visage, incapable de réfréner les grelots, dans sa voix tremblante. Il a mal, il est épuisé. Il sait qu’il va la perdre. « Je suis tellement désolé. »