Il fait si noir dans cette boutique, si sombre. Parfois il pense que c'est fait exprès, il en est même persuadé, que c'est là pour donner un certain cachet aux lieux, plonger ceux qui entrent dans la pièce dans une ambiance lugubre, une atmosphère étouffante qui les prend à la gorge et qui serre jusqu'à ce qu'ils étouffent. Parfois il se dit que c'est pour leur faire oublier à quoi le jour ressemble, à son frère et lui. Que c'est pour renforcer leur sentiment d'être prisonniers, pris au piège comme de vulgaires rats et ils ont beau se débattre, il n'y a nulle part où s'enfuir, parce que même au-delà de ces murs leurs chaînes les retiennent, les ramènent à cette boutique. Si seulement il avait pris le temps de réfléchir, Onisim, avant de proposer à cet homme de prendre la place de son frère pour qu'il soit libre. S'il avait pris le temps de bien analyser la situation, et de plonger son regard dans celui de cet énergumène, il aurait tout de suite vu que toute négociation était vouée à l'échec. Mais il a agi bêtement, comme un imbécile, comme à chaque fois qu'il veut faire quelque chose de bien pour sa famille. Il se foire, il échoue lamentablement. Faut croire que c'est son rôle, celui de l'outsider des Vassilev. Quel dommage qu'il soit le seul représentant encore vraiment en vie.

Ça aussi c'est un problème, il pense, il se le répète souvent ; Viktor et son putain d'Anima. Ce n'est pas vraiment qu'il ne l'ait plus qui est dérangeant, c'est le fait qu'il soit entre les mains de Senko, leur employeur. Ça doit lui faire mal, à son frère, de se savoir privé de libre-arbitre, enfermé ici comme un poisson dans un bocal, qui tourne, tourne, tourne en rond. Tous les jours la même histoire, les mêmes actes qu'il faut répéter encore et encore, heures après heures, sans jamais rien pour venir éclairer un peu les ténèbres de leurs secondes. L'aiguille avance lentement sur le cadran de leur ennui, et eux ils s'épuisent les rêves et s'abîment les espoirs un peu plus fort à chaque minute. Rien ne change dans ce Royaume de la Nuit, où les mêmes visages fermés se succèdent les uns aux autres ; à force ils connaissent les clients par coeur, leurs exigences, leurs préférences, leurs démons percés à jour par les yeux révolvers des frères Vassilev.
Ça serait presque bien, presque ce qu'ils veulent pourtant. C'est ce qu'ils ont toujours connu, une boutique de contre-façons, un peu de magie noire distillée à travers toute la pièce, des poussières toxiques comme suspendues dans l'air qu'on respire une fois à l'intérieur. Ça leur ressemble, cette vie-là, à ceci près qu'ils auraient voulu la choisir, avoir voix au chapitre. L'esclavagisme rend la chose moins belle, moins savoureuse, un peu comme une fleur qu'on arrose sauvagement d'acide. Senko brûle leurs espoirs, assassine leurs ambitions. Leur bel avenir se fane, lentement mais sûrement.

La porte qui s'ouvre,
des pas qui claquent sur le sol froid,
qui résonnent un peu trop fort,
un peu trop longtemps.

Il ne sait pas vraiment pourquoi il ne se retourne pas tout de suite, occupé à ranger des objets à l'utilisation douteuse sur une étagère. Quelque chose lui souffle de ne pas bouger, d'attendre, quelque chose ancré en lui, dans ses sens, dans tout son être. L'instinct animal. Le loup ouvre brutalement les yeux, quelque part sous le masque de l'humain, la bête s'éveille. Elle n'est pas carnassière cette fois, elle est sur ses gardes, elle sent la sueur collée à la peau de l'étranger qui vient d'entrer, ça lui met un peu la puce à l'oreille alors elle lui intime d'être vigilant, à Onisim.
Doucement il tourne la tête vers l'entrée, distingue une silhouette qu'il met trois secondes à replacer. Un adulte, professeur de Durmstrang. Ça lui revient en pleine face, les souvenirs de la guerre, de l'école en feu, de toute leur génération qui s'entretue ; et lui de l'autre côté du rivage, qui traverse sans cesse la ligne tracée entre le château et Domovoï's Rock, qui franchit la limite, encore et encore, entre les proies et les prédateurs. C'est du côté des assaillants qu'il se place, qu'il menace les autres, qu'il fait ce que son frère veut qu'il fasse ; il obéit aux ordres, ne veut pas décevoir. Ne veut plus jamais le décevoir. Ça fait mal d'un seul coup, de se rappeler de ce passé tâché de sang.
Il hésite, titube un peu. Il marmonne sans se retourner vers lui, espérant que Rákóczi ne se souvienne pas de lui, de son visage, celui d'un traître, d'un criminel. « On est sur le point de fermer, revenez demain. » Et demain il ne sera plus là, il se planquera, comme un lâche essayant d'échapper à son passé, en vain, même s'il sait que ça ne sert à rien ; parce qu'au fond il sait que les souvenirs finiront par le rattraper, et ses démons aussi. Ils le rattrapent toujours.

CODAGE PAR AMATIS & AVATARS PAR THE RIDDLER