Il poussa la porte de la cafétéria d'un air confiant, assuré. Il aurait dû craindre que le regard des autres ne se pose une seconde de trop sur lui, pourtant il n'avait pas l'air d'un homme qui avait quoique ce soit à cacher. Il avait bien trop l'habitude de ces jeux-là, Mordred, des parties où il fallait montrer un visage et puis l'autre, chacun à la fois, chacun en son temps. Jongler sans cesse entre ces deux masques qui lui collaient à la peau. Il était devenu expert dans l'art de paraître, à force de le pratiquer depuis de trop longues années. C'était presque devenu un rituel, de revêtir les traits d'Adonis Greengrass dès qu'il sortait de chez lui. La parade débutait dès le réveil, lorsqu'il quittait le confort de son lit pour se glisser sous la douche, où il laissait l'eau couler sur son corps comme si ça suffirait à nettoyer le sang incrusté dans sa chair. Il était recouvert de pourpre jusqu'à l'âme, Mordred, et il savait pertinemment qu'il n'y avait pas de retour en arrière possible ; mais il laissait Adonis y croire, s'accrocher à ses espoirs de rédemption. Tous les matins c'était la même histoire, les mêmes gestes qu'il fallait répéter ; les mêmes tenues impeccables qu'il sortait de son placard avant de les enfiler, comme s'il se glissait dans le rôle de son alter-ego dès qu'il refermait sur lui une veste de costume à la fois sobre et élégante. Personne ne soupçonnerait jamais quelqu'un à l'apparence si soignée, si distinguée. Et pourtant. Sans doute avait-il plus de choses à cacher que n'importe qui d'autre dans cette pièce.

Lorsqu'il avança de quelques pas, il aperçut au loin la silhouette familière d'une jeune femme. Il ne la connaissait que depuis peu, et à vrai dire il ne s'était rapproché d'elle que par intérêt. Comme beaucoup d'autres sorciers depuis la découverte de l'Ox, Alaska Azarov était chargée de traquer les criminels ayant eu un rapport de près ou de loin avec les pouvoirs de l'artéfact. Seulement ce qui l'avait amené à faire sa connaissance, c'était d'avoir découvert que la demoiselle était chargée d'enquêter sur un ancien assaillant qui n'était autre que lui-même. Ça l'avait attiré comme un vautour flairant l'odeur de la chair fraîche, il avait plongé le bec en premier sur sa proie ; mais il avait choisi de ne pas attaquer aussitôt, préférant d'abord gagner sa confiance avant de tenter de se débarrasser d'elle s'il venait à apprendre qu'elle possédait des informations trop compromettantes à son sujet. Une aubaine pour Alaska, qui n'avait aucune idée de la double identité de la personne qu'elle recherchait ; elle pourrait vivre encore un peu, échapper quelques fragiles instants de plus à ce sombre dessein qu'il lui réservait. Toujours était-il que pour l'instant, il ne se sentait pas assez menacé que pour prendre le risque d'agir, de tenter quoi que ce soit.
Aussi était-elle bien loin de se douter du double jeu qu'il jouait avec elle, se faisant passer pour un collègue soucieux de l'avancée de ses multiples enquêtes le jour, alors qu'il n'était autre que celui qu'elle désespérait tant de faire tomber la nuit, quand il reposait enfin le masque d'Adonis. Il poussait le vice toujours plus loin, Mordred, allant parfois jusqu'à émettre des suggestions frôlant la vérité, semant la confusion dans son esprit pourtant aiguisé. Le Greengrass était la pièce manquante dans son puzzle, la pièce qu'il s'assurerait qu'il lui manquerait encore et toujours. Lentement, subtilement, il avait tissé sa toile tout autour de la jeune femme et désormais, elle ne pouvait plus faire un pas en avant sans tomber dans ses filets. Il faisait d'elle son pantin de bois, à son insu, sans même qu'elle ne s'en aperçoive, usant et abusant de la confiance qu'elle plaçait en lui. Il avait presque envie qu'elle découvre la supercherie, tant il trouvait l'attente cruellement longue ; mais la traque était toujours ce qu'il y avait de plus délectable, c'était épier la souris en silence qui rendait l'instant où les griffes du félin se refermaient sur elle extrêmement jouissif. S'il suffisait de tendre les mains pour l'attraper, ça n'avait plus la même saveur. Il était conscience de jouer à un jeu dangereux, mais il était bien incapable d'y mettre un terme.

Anormalement calme, Adonis s'avança vers sa cible. Lorsqu'il fut à sa hauteur, il lui adressa un sourire courtois en guise de salut avant d'esquisser un petit geste en direction d'une chaise libre. Après qu'elle lui ait indiqué d'un hochement de tête qu'elle n'attendait visiblement personne, il prit place en face de la jeune femme et entama poliment la conversation. Il fallait admettre qu'il savait y faire, Adonis ; il était né pour ça, pour les courbettes et les discussions proprettes, ce monde de faux-semblants où il fallait sans cesse respecter les conventions. Et il serait probablement resté fidèle aux belles valeurs inculquées par les Greengrass, si seulement il n'avait jamais su qui était réellement son père. Ou peut-être aurait-il dévié, déraillé malgré tout, peut-être avait-il toujours eu ce monstre enfoui dans ses entrailles, et peut-être que la créature affreuse serait sortie de l'ombre quoiqu'il advienne, Dolohov ou pas. Cela n'avait aucune espèce d'importance, désormais. D'un battement des cils, il chassa ces pensées de son esprit et se reconcentra sur la rouquine qui lui faisait face. « Alors, comment avance ton enquête? demanda-t-il après un certain temps. Tu dois être épuisée, à force de traquer un homme aux airs de fantôme. » Un fantôme qu'elle pourrait enfin saisir, si seulement elle tendait les mains vers l'homme qui se trouvait droit devant elle.